L'importance de la définition des mots

Albert Jacquard sur les droits de l'homme :
Les hommes, tous différents par leur patrimoine génétique, en raison du mécanisme de la reproduction sexuée brassant les gènes parentaux et créant toujours des nouvelles combinaisons, sont peu à peu modelées par des aventures personnelles, qui accentuent encore ces différences. Mettre un signe "égale" entre deux hommes est, de toute évidence, impossible ; mais -nous y avons insisté à propos du "piège des nombres"- ils ne peuvent pour autant être classés selon une échelle de valeurs, du moins bon au meilleur.
L'égalité qui figure au fronton de nos monuments n'est pas l'égalité des individus, ce qui n'aurait aucun sens, mais l'égalité des droits que la société leur accorde. La formule est belle, la phrase est vite dite, mais que faut-il entendre par là ?
Il est à peu près évident que l'organisation sociale la plus immédiatement efficace est de type "élitiste" : 1 ou 2% de la population sont déclarés dignes de diriger, 4 à 5% sont chargés des besognes de maintient de l'ordre, et le reste réalise les diverses tâches nécessaires à la survie et au bien-être du groupe, sous les ordres des premiers. "Citoyens - soldats - esclaves", "alpha - gamma - epsilon", les terminologies varient selon les cultures ou les auteurs, mais la structure est la même : un petit nombre fixe les objectifs et dirige, un nombre un peu plus grand transmet les ordres et surveille, l'immense majorité obéit et produit.
La remarquable efficacité de cette structure est attestée, par exemple, par les restes des cités grecques. Comment ne pas rêver devant les ruines de Syracuse, d'Agrigente ou de Sélinonte, en imaginant la splendeur de ces villes, protégées par d'énormes remparts, ornées de temples d'une beauté insurpassable, où devait être si agréable de discuter le soir sur l'agora avec quelques brillants mathématiciens ou quelques profonds philosophes, en contemplant le coucher de soleil sur la mer !
Mais chacune de ces pierres terriblement lourdes, maintenant écroulées, a du être extraite d'une carrière parfois lointaine, taillée, transportée, mise en place ; les vies de milliers d'esclaves ont été consacrées pendant des siècles à réaliser ces citées parfaites ; quel souvenir faut-il associer à ces ruines : l'harmonie de la vie des citoyens ou la sueur, le sang et la mort des esclaves ?
Réserver tous les droits, de décision et de jouissance, à une "élite" limitée est le plus souvent une garantie d'efficacité. Cette efficacité est due à la structure même de notre société et non aux mérites propres des membres de cette élite. Que ceux-ci soient désignés en fonction de leur ancêtres (la noblesse héréditaire), de leur taille (ainsi chez les Tutsi du Ruanda), de la couleur de leur peau (ainsi dans les États américains esclavagistes du XIXe siècle ou dans l'actuelle Afrique du Sud) ou du simple hasard (ainsi le delaï-lama au Tibet) n'a aucune importance ; ce qui compte est qu'ils soient peu nombreux, persuadés de leur vocation "naturelle" à diriger et capables d'en persuader les autres.
Malheureusement, un jour vient où cette capacité de persuasion s'émousse ; un poison subtil ronge la croyance de l'élite en la légitimité de son pouvoir ; des idées subversives, diffusées par les disciples de Jésus ou par les lecteurs d'un Rousseau, se répandent chez les epsilon ; ils ne se contentent plus de la part éventuellement confortable, qui leur est allouée ; ils exigent un statut d'"égalité" avec ceux qui exercent le pouvoir.
Le problème n'est pas de savoir si leur revendication aura des conséquences favorables ou défavorables sur le développement de la cité ou sur leur propre bien-être matériel. L'efficacité d'une structure élitiste est peut-être si grande que, même frustrés, les epsilon peuvent bénéficier de plus de richesses que dans une structure reconnaissant l'égalité de leurs droits. Mais la question n'est pas posée en ces termes. Il ne s'agit de préciser ce qu'est l'autre pour nous, et du même coup, quelle image nous avons de nous-même. Chacun de nous est-il un élément d'une vaste machinerie, la société, dont le bon fonctionnement est le but ultime du groupe ; ou représente-t-il au contraire, la valeur suprême (en tant que "fils de Dieu" ou qu'"individu égal en droits aux autres individus"), dont la société a pour rôle de favoriser l'épanouissement ? C'est la réponse à cette interrogation qui implique la suite : la société au services des individus ou les individus au service de la société ?
Cette réponse n'est pas fournie par une raisonnement scientifique ; elle ne peut être posée que comme une affirmation. Encore faut-il quelle soit posée clairement et que les conséquences en soient tirées sans tricher.
Prêtons l'oreille à tous les discours ; l'unanimité actuellement est parfaite : l'homme est la valeur suprême, la société n'est là que pour lui permettre de s'épanouir, dans le respect des autres ; ses droits sont imprescriptibles ; et tous les slogans fleurissent, et toutes les assemblées discourent et votent des déclarations sur les "droits de l'homme", et l'ONU prend ces déclarations à son compte, et tous les États solennellement y souscrivent.
Mais regardons la réalité : que pèsent les milliards d'hommes qui arrachent péniblement chaque jour leur survie face aux quelques peuples qui se sont approprié les richesses de la planète ? Au sein même de ces peuples, qui pèsent les millions d'hommes englués dans la fadeur quotidienne du travail subi, de l'information et de la distraction passivement reçues, face aux quelques "princes" qui les gouvernent ?
Les "droits" que les Charte des Nations Unies ou les constitutions des États octroient si généreusement ne sont guère, en fait, attribués. Peut-être est-ce nécessaire pour le bien de l'économie, ou pour le bien de la sécurité, mais alors pourquoi prolonger l’hypocrisie ?
Les mots ici jouent leur rôle le plus néfaste : ils contribuent à justifier et à perpétuer une réalité qui correspond à l'opposé de l'idéal qu'ils expriment.
Si les oies comprenaient nos discours, nous parviendrions non seulement à les persuader qu'une oie gavée est plus heureuse qu'une oie sauvage, obligée de rechercher sa nourriture, mais aussi à les rendre fières des foies monstrueux que notre gourmandise les oblige à subir. Les innombrables phrases sur les droits de l'homme sont parvenues à persuader les hommes d'abandonner leurs droits pour mieux les défendre, à les rendre fiers des blessures subies en contribuant à l'oppression de leur semblables.
Dans nos propres sociétés dites développées, la dérision est par trop insupportable : les progrès techniques ont été tels que notre capacité à produire des richesses est surabondante ; l'efficacité d'une structure élitiste, qui pouvait, dans les conditions d'autrefois, être évoquée comme justification d'une inégalité des droits, a perdu son intérêt ; une machine remplace facilement mille esclave. Ce qui était un luxe que la société ne pouvait supporter est maintenant à portée de main ; mais, de peur de remises en cause trop profondes, nous laissons en place l'ordre antérieur, quand sa justification a disparu.
Au prix de quelques heures de travail, chacun de nous crée plus de richesses que nos ancêtres en travaillant à la limite de leur résistance ; la généralisation de l'informatique fera faire un nouveau bond en avant ; au lieu de nous en réjouir,; nous nous inquiétons, car nous y voyons une source de chômage. Ne serait-il pas temps de tirer enfin les conséquences de ces progrès en organisant une société où les droits de tous seraient égalisés ?
Nous assistons, tout au contraire, à une exacerbation de la compétition, de la sélection, de l'élimination du plus grand nombre au profit de quelques-uns ; tandis que les déclarations sur les droits de l'homme sont plus nombreuses que jamais.
Cette égalisation des droits n'a rien à voir avec un nivellement général, une fabrication en série d'individus tous conformes à un type imposé; il s'agit, au contraire, de permettre les épanouissement individuels les plus divers, de respecter les différences, c'est-à-dire les non-égalités, sans lier à celles-ci un jugement de valeur. Il est facile de traiter ceux qui luttent pour l'égalité des droits d'"égalitaristes fanatiques" poussant à un nivellement destructeur ; c'est opérer un détournement de sens tout aussi infamant qu'un détournement de fonds. Ces abus de langage, qui fourvoient tant de lecteurs, mettent en lumière que la lutte pour les "droits de l'homme" commence par la définition rigoureuse des mots, car les mots sont des armes.
Si nous y croyons vraiment, ces droits peuvent être un objet de recherche scientifique aussi valable que les quarks ou les quasars (ref:"De l'idée d'universalité comme fondatrice du concept des droits de l'homme" de Mr. Agi). Essayons d'imaginer que, sur toute la planète, l'égalité des droits, si souvent proclamée, soit respectée dans les faits ; toute la science des économistes, des sociologues, des juristes, et de bien d'autres ne sera pas de trop pour tenter de prévoir les conséquences de cette rupture.
Les hommes, tous différents par leur patrimoine génétique, en raison du mécanisme de la reproduction sexuée brassant les gènes parentaux et créant toujours des nouvelles combinaisons, sont peu à peu modelées par des aventures personnelles, qui accentuent encore ces différences. Mettre un signe "égale" entre deux hommes est, de toute évidence, impossible ; mais -nous y avons insisté à propos du "piège des nombres"- ils ne peuvent pour autant être classés selon une échelle de valeurs, du moins bon au meilleur.
L'égalité qui figure au fronton de nos monuments n'est pas l'égalité des individus, ce qui n'aurait aucun sens, mais l'égalité des droits que la société leur accorde. La formule est belle, la phrase est vite dite, mais que faut-il entendre par là ?
Il est à peu près évident que l'organisation sociale la plus immédiatement efficace est de type "élitiste" : 1 ou 2% de la population sont déclarés dignes de diriger, 4 à 5% sont chargés des besognes de maintient de l'ordre, et le reste réalise les diverses tâches nécessaires à la survie et au bien-être du groupe, sous les ordres des premiers. "Citoyens - soldats - esclaves", "alpha - gamma - epsilon", les terminologies varient selon les cultures ou les auteurs, mais la structure est la même : un petit nombre fixe les objectifs et dirige, un nombre un peu plus grand transmet les ordres et surveille, l'immense majorité obéit et produit.
La remarquable efficacité de cette structure est attestée, par exemple, par les restes des cités grecques. Comment ne pas rêver devant les ruines de Syracuse, d'Agrigente ou de Sélinonte, en imaginant la splendeur de ces villes, protégées par d'énormes remparts, ornées de temples d'une beauté insurpassable, où devait être si agréable de discuter le soir sur l'agora avec quelques brillants mathématiciens ou quelques profonds philosophes, en contemplant le coucher de soleil sur la mer !
Mais chacune de ces pierres terriblement lourdes, maintenant écroulées, a du être extraite d'une carrière parfois lointaine, taillée, transportée, mise en place ; les vies de milliers d'esclaves ont été consacrées pendant des siècles à réaliser ces citées parfaites ; quel souvenir faut-il associer à ces ruines : l'harmonie de la vie des citoyens ou la sueur, le sang et la mort des esclaves ?
Réserver tous les droits, de décision et de jouissance, à une "élite" limitée est le plus souvent une garantie d'efficacité. Cette efficacité est due à la structure même de notre société et non aux mérites propres des membres de cette élite. Que ceux-ci soient désignés en fonction de leur ancêtres (la noblesse héréditaire), de leur taille (ainsi chez les Tutsi du Ruanda), de la couleur de leur peau (ainsi dans les États américains esclavagistes du XIXe siècle ou dans l'actuelle Afrique du Sud) ou du simple hasard (ainsi le delaï-lama au Tibet) n'a aucune importance ; ce qui compte est qu'ils soient peu nombreux, persuadés de leur vocation "naturelle" à diriger et capables d'en persuader les autres.
Malheureusement, un jour vient où cette capacité de persuasion s'émousse ; un poison subtil ronge la croyance de l'élite en la légitimité de son pouvoir ; des idées subversives, diffusées par les disciples de Jésus ou par les lecteurs d'un Rousseau, se répandent chez les epsilon ; ils ne se contentent plus de la part éventuellement confortable, qui leur est allouée ; ils exigent un statut d'"égalité" avec ceux qui exercent le pouvoir.
Le problème n'est pas de savoir si leur revendication aura des conséquences favorables ou défavorables sur le développement de la cité ou sur leur propre bien-être matériel. L'efficacité d'une structure élitiste est peut-être si grande que, même frustrés, les epsilon peuvent bénéficier de plus de richesses que dans une structure reconnaissant l'égalité de leurs droits. Mais la question n'est pas posée en ces termes. Il ne s'agit de préciser ce qu'est l'autre pour nous, et du même coup, quelle image nous avons de nous-même. Chacun de nous est-il un élément d'une vaste machinerie, la société, dont le bon fonctionnement est le but ultime du groupe ; ou représente-t-il au contraire, la valeur suprême (en tant que "fils de Dieu" ou qu'"individu égal en droits aux autres individus"), dont la société a pour rôle de favoriser l'épanouissement ? C'est la réponse à cette interrogation qui implique la suite : la société au services des individus ou les individus au service de la société ?
Cette réponse n'est pas fournie par une raisonnement scientifique ; elle ne peut être posée que comme une affirmation. Encore faut-il quelle soit posée clairement et que les conséquences en soient tirées sans tricher.
Prêtons l'oreille à tous les discours ; l'unanimité actuellement est parfaite : l'homme est la valeur suprême, la société n'est là que pour lui permettre de s'épanouir, dans le respect des autres ; ses droits sont imprescriptibles ; et tous les slogans fleurissent, et toutes les assemblées discourent et votent des déclarations sur les "droits de l'homme", et l'ONU prend ces déclarations à son compte, et tous les États solennellement y souscrivent.
Mais regardons la réalité : que pèsent les milliards d'hommes qui arrachent péniblement chaque jour leur survie face aux quelques peuples qui se sont approprié les richesses de la planète ? Au sein même de ces peuples, qui pèsent les millions d'hommes englués dans la fadeur quotidienne du travail subi, de l'information et de la distraction passivement reçues, face aux quelques "princes" qui les gouvernent ?
Les "droits" que les Charte des Nations Unies ou les constitutions des États octroient si généreusement ne sont guère, en fait, attribués. Peut-être est-ce nécessaire pour le bien de l'économie, ou pour le bien de la sécurité, mais alors pourquoi prolonger l’hypocrisie ?
Les mots ici jouent leur rôle le plus néfaste : ils contribuent à justifier et à perpétuer une réalité qui correspond à l'opposé de l'idéal qu'ils expriment.
Si les oies comprenaient nos discours, nous parviendrions non seulement à les persuader qu'une oie gavée est plus heureuse qu'une oie sauvage, obligée de rechercher sa nourriture, mais aussi à les rendre fières des foies monstrueux que notre gourmandise les oblige à subir. Les innombrables phrases sur les droits de l'homme sont parvenues à persuader les hommes d'abandonner leurs droits pour mieux les défendre, à les rendre fiers des blessures subies en contribuant à l'oppression de leur semblables.
Dans nos propres sociétés dites développées, la dérision est par trop insupportable : les progrès techniques ont été tels que notre capacité à produire des richesses est surabondante ; l'efficacité d'une structure élitiste, qui pouvait, dans les conditions d'autrefois, être évoquée comme justification d'une inégalité des droits, a perdu son intérêt ; une machine remplace facilement mille esclave. Ce qui était un luxe que la société ne pouvait supporter est maintenant à portée de main ; mais, de peur de remises en cause trop profondes, nous laissons en place l'ordre antérieur, quand sa justification a disparu.
Au prix de quelques heures de travail, chacun de nous crée plus de richesses que nos ancêtres en travaillant à la limite de leur résistance ; la généralisation de l'informatique fera faire un nouveau bond en avant ; au lieu de nous en réjouir,; nous nous inquiétons, car nous y voyons une source de chômage. Ne serait-il pas temps de tirer enfin les conséquences de ces progrès en organisant une société où les droits de tous seraient égalisés ?
Nous assistons, tout au contraire, à une exacerbation de la compétition, de la sélection, de l'élimination du plus grand nombre au profit de quelques-uns ; tandis que les déclarations sur les droits de l'homme sont plus nombreuses que jamais.
Cette égalisation des droits n'a rien à voir avec un nivellement général, une fabrication en série d'individus tous conformes à un type imposé; il s'agit, au contraire, de permettre les épanouissement individuels les plus divers, de respecter les différences, c'est-à-dire les non-égalités, sans lier à celles-ci un jugement de valeur. Il est facile de traiter ceux qui luttent pour l'égalité des droits d'"égalitaristes fanatiques" poussant à un nivellement destructeur ; c'est opérer un détournement de sens tout aussi infamant qu'un détournement de fonds. Ces abus de langage, qui fourvoient tant de lecteurs, mettent en lumière que la lutte pour les "droits de l'homme" commence par la définition rigoureuse des mots, car les mots sont des armes.
Si nous y croyons vraiment, ces droits peuvent être un objet de recherche scientifique aussi valable que les quarks ou les quasars (ref:"De l'idée d'universalité comme fondatrice du concept des droits de l'homme" de Mr. Agi). Essayons d'imaginer que, sur toute la planète, l'égalité des droits, si souvent proclamée, soit respectée dans les faits ; toute la science des économistes, des sociologues, des juristes, et de bien d'autres ne sera pas de trop pour tenter de prévoir les conséquences de cette rupture.